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Pistes de réflexion...
Mais en fait, possèdent-elles vraiment un intérêt ? Si on les a oubliées, n’est-ce pas parce que ces herbes vulgaires n’ont aucune valeur nutritionnelle ? J’ai eu l’occasion d’éplucher la bibliothèque du premier groupe alimentaire mondial, Nestlé, et y ai découvert quantité d’analyses nutritionnelles de plantes sauvages, réalisées pour la plupart par la FAO (Food and Agriculture Organization), à Rome. Toutes concordent : si l’on compare les teneurs en nutriments des plantes sauvages à celles des légumes cultivés, les premières viennent toujours en tête. Quelques exemples ? L’ortie, si commune et tellement méprisée, renferme huit fois plus de vitamine C que les oranges, trois fois plus de fer que les épinards, autant de calcium que le fromage et d’importantes quantités de magnésium. La championne de la vitamine C est le cynorrhodon : quinze fois plus que les agrumes ! Toutes les feuilles vertes contiennent des protéines (les orties autant que le soja) et ces dernières sont complètes, équilibrées en acides aminés essentiels, c’est-à-dire de même valeur nutritionnelle que les protéines animales – une véritable bombe nutritionnelle, soigneusement empêchée d’exploser. Elles renferment des lipides équilibrés entre acides gras oméga-6 et oméga-3 et regorgent d’antioxydants, tels les flavonoïdes et les anthocyanes. Les plantes sauvages sont donc de véritables « alicaments » naturels, savoureux et gratuits. Que demander de plus ?

Leur cueillette et leur préparation demanderait-elle trop de temps ? Ce peut être le cas pour les petites feuilles de l’oxalis ou les tendre asperges sauvages, mais il ne faut pas plus d’une minute pour récolter suffisamment de berce ou de Bon-Henri pour dix personnes et les champs d’ail des ours s’étendent sur des centaines de mètres carrés : il n’y a qu’à se baisser pour en cueillir à poignées les feuilles odorantes. D’ailleurs, nul n’est besoin de passer un temps précieux et de se briser les reins pour cultiver ces plantes : la nature nous les offre, en abondance, sur un plateau !

Seraient-elles, alors, pour la plupart dangereuses ? Les bois, les bords des chemins ne regorgent-ils pas de « belles vénéneuses » prêtes à nous envoyer ad patres ? Il existe, c’est un fait, un certain nombre de végétaux toxiques, dont certains se montrent mortels à faible dose. Mais leur nombre est restreint : on estime à environ 4% du total de notre flore les espèces dangereuses pour l’homme. Or dans nos jardins d’ornement, elles représentent près de 20% et dans nos appartements, ce chiffre monte à 80%. Nous vivons dangereusement ! En fait, les plantes à éviter s’identifient facilement : il suffit d’apprendre à les reconnaître, ce qui ne s’avère pas plus difficile que la lecture, le calcul ou la conduite automobile.

L'Homme et les plantes sauvages comestibles

Je vous invite à me suivre dans une aventure de réflexions offerte par le végétal, qui nous emmènera à l’exploration du monde et de nous-mêmes.

Partons des faits observables. Il existe autour de nous quantité de plantes que la nature fait spontanément pousser. Parmi elles, de nombreuses espèces ont été consommées par l’homme. En Europe, j’en ai répertorié quelque 1600 dans mon ouvrage Le Régal végétal et j’estime qu’à travers la planète, leur nombre s’élève à environ 80 000. Cela est à mettre en regard de la trentaine de végétaux, tous cultivés, utilisés en moyenne par l’Occidental et au fait que, dans le monde, 29 espèces seulement représentent 90% des denrées alimentaires végétales. Se pose donc la question de savoir pourquoi ces ressources abondantes ne sont pas utilisées.

Peut-être ne sont-elles pas bonnes au goût ? Si ces plantes n’ont pas changé depuis l’époque où elles nourrissaient nos ancêtres, nos appréciations, elles, se sont modifiées et il est sûr que certains de ces végétaux présentent des saveurs puissantes, souvent amères, auxquelles nos papilles ne sont plus habituées. Mais d’autres, tels les jeunes tiges de berce ou de bardane, les feuilles de laitue vivace ou les fruits du cornouiller mâle sont unanimement appréciées, même des palais les plus délicats. Et mon travail avec les chefs cuisiniers étoilés est là pour prouver l’intérêt gustatif des plantes sauvages.

Aux esprits curieux, car il y en a quelques-uns, se pose donc avec insistance la question : pourquoi avoir délaissé ces végétaux qui, simple calcul mathématique, ont nourri l’être humain pendant la plus grande partie de son existence (l’agriculture n’est vieille que de 10 000 ans, l’homme a, lui, quelques millions d’années) ?

Le désir d’être « moderne » ? Sans doute. Mais pourquoi manger des plantes ne le serait-il pas ? Un élément de réponse se trouve dans le désir, au Moyen-Âge, de la classe dirigeante de se distinguer de la masse du peuple par l’habitat, l’habillement, la langue et l’alimentation : aux premiers les viandes et les produits raffinés, les fruits et légumes exotiques introduits en Europe par les expéditions lointaines qu’ils finançaient ; aux seconds les céréales brutes, les légumes rustiques et les plantes sauvages. Se délecter de haricots verts ou de petits pois signifie donc alors : « je suis quelqu’un de valeur, car j’ai les moyens de me payer un jardinier pour cultiver des végétaux délicats » ; se contenter d’orties et de pissenlits : « je suis médiocre, car je n’ai pas les moyens de m’offrir autre chose que des plantes qui ne coûtent rien ». Quand les paysans montent en ville pour devenir ouvriers, ils n’ont que hâte d’adopter les coutumes des bourgeois qui avaient eux-mêmes singés les nobles. Et dans ce contexte, les plantes sauvages sont symboles d’un statut inférieur. Au début du XXIe siècle, nous en sommes encore là.

Mais ce clivage féodal n’est pas né de nulle part : il trouve sa source aux débuts de l’agriculture, peu après le début de notre interglaciaire actuel. Encore un mythe à déboulonner : la culture n’a pas été inventée pour nourrir une population affamée. C’est même plutôt le contraire, puisque, comme le prouvent les fouilles archéologiques, elle a impliqué une péjoration brutale de l’état de santé de l’homme. Elle serait plutôt apparue de façon fortuite et se serait développée pour permettre à certains d’acquérir du statut en accumulant des possessions matérielles. Cette décision, sans doute la plus importante que prit jamais l’humanité ne fut pas sans conséquences : c’est de l’agriculture que découlent la guerre, l’esclavage, la famine, les épidémies, la stratification sociale, la concentration du pouvoir, les religions monothéistes, la pollution, les destructions massives, la lutte contre la nature et bien d’autres maux encore. Dans la première graine mise en terre résidait le germe de la bombe atomique !

La constatation est grave, mais n’a pas de caractère inéluctable. Sans vouloir nous chercher des excuses, il importe de nous comprendre et de prendre notre destinée en mains. Il n’est pas impossible que ces plantes délaissées, pourtant pleines de vertus, puissent nous y aider sur différents plans : il y a bien davantage dans une soupe d’ortie ou un pesto de plantain que des saveurs, des nutriments et une gratuité bienvenue. Des pistes se dessinent pour mieux nous comprendre et entrevoir notre place dans l’Univers. À nous de jouer !

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